Ulcère duodénal perforé: une cause quelque peu différente
À la fois héros et coupable?

Ulcère duodénal perforé: une cause quelque peu différente

Le cas particulier
Édition
2023/41
DOI:
https://doi.org/10.4414/fms.2023.09196
Forum Med Suisses. 2023;23(41):56-58

Affiliations
Luzerner Kantonsspital, Luzern: a Allgemeine Innere Medizin; b Gastroenterologie

Publié le 11.10.2023

Contexte

L’ulcère gastroduodénal est essentiellement lié à l’infection à Helicobacter pylori et à la prise d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), y compris l’acide acétylsalicylique à faible dose [1, 2]. Cependant, près de 20% des ulcères duodénaux se rencontrent en l’absence des facteurs de risque ci-dessus [2]. Nous rapportons ici un cas d’ulcère duodénal perforé survenu sous bévacizumab (Avastin®) et en décrivons le processus de guérison.

Présentation du cas

Anamnèse

Une patiente de 61 ans s’est présentée à notre service des urgences en raison de douleurs épigastriques sévères et persistantes, accompagnées de sueurs froides, nausées et vomissements «marc de café». Depuis plusieurs semaines, elle souffrait déjà de douleurs abdominales hautes récurrentes, auxquelles elle avait cependant cessé de prêter attention après chaque amélioration spontanée. L’anamnèse personnelle a révélé qu’un carcinome ovarien (carcinome séreux de haut grade FIGO IIIc selon la classification de la Fédération internationale de gynécologie et d’obstétrique) avait été diagnostiqué en janvier 2019. Après une intervention chirurgicale initiale, la patiente a reçu une chimiothérapie adjuvante par carboplatine/paclitaxel. Des métastases abdominales sont survenues par la suite et ont à nouveau fait l’objet d’une intervention chirurgicale, un résidu de tumeur (au niveau du hile hépatique) a été traité par radiothérapie. Une immunochimiothérapie palliative par bévacizumab en association avec du carboplatine et de la gemcitabine a ensuite été mise en place. Une tomographie par émission de positons-tomodensitométrie (TEP-TDM) réalisée il y a deux ans n’a fort heureusement mis en évidence aucune tumeur. Depuis lors, la patiente suivait une immunothérapie palliative d’entretien par l’anticorps anti-«vascular endothelial growth factor» (VEGF) bévacizumab. L’anamnèse était au demeurant sans particularités.

Examen clinique et résultats

À l’arrivée des secours, la patiente présentait un état général nettement diminué, avec une hypotension systolique de 95 mm Hg et une fréquence cardiaque de 90/min. Afin de stabiliser son état hémodynamique, une perfusion intraveineuse de Ringerfundin® lui a été administrée. Au service des urgences, la patiente était hémodynamiquement stable, mais son teint était pâle et elle ressentait une douleur à la pression au niveau épigastrique. Le reste de l’examen clinique était normal.
Les analyses de laboratoire ont révélé une anémie normochrome normocytaire avec une diminution de l’hémoglobine de 85 g/l à 69 g/l au fil du temps, ce qui a conduit à réaliser en urgence une gastroduodénoscopie. Cet examen a montré un volumineux ulcère perforé (Forrest IIa = vaisseau visible) de 3 × 2 cm sur la paroi postérieure du bulbe duodénal (fig. 1A).
Figure 1: A)Gastroduodénoscopie à l’admission: ulcère d’environ 3 × 2 cm dans le bulbe duodénal; le site de perforation apparaît comme une deuxième dépression à l’intérieur de l’ulcère, en haut à droite. B) Gastroduodénoscopie après quatre jours: pas d’évolution significative de l’ulcère, avec perforation persistante. C) Gastroduodénoscopie après dix jours: guérison débutante de l’ulcère, avec une croissance tissulaire lente à partir du bord de l’ulcère, environ 2 × 1 cm; pour la première fois, plus aucune perforation n’est visible. D) Gastroduodénoscopie après trois semaines: ulcère avec cicatrisation constante, mais inhabituellement lente.
La TDM abdominale effectuée ensuite a montré une perforation dans le tissu adipeux rétropéritonéal, mais sans air libre intra-abdominal. Afin de clarifier la cause, un test rapide à l’uréase et une détermination sérologique des IgG anti-Helicobacter pylori ont été réalisés et se sont tous deux révélés négatifs. L’anamnèse médicamenteuse approfondie a révélé une prise unique de deux comprimés d’ibuprofène, remontant déjà à quatre semaines, sans traitement concomitant par inhibiteurs de la pompe à protons (IPP). Par ailleurs, la patiente suivait toujours le traitement par bévacizumab, pour lequel un risque de perforation gastro-intestinale est décrit dans la littérature [3].

Traitement et évolution

En raison de l’hémorragie gastro-intestinale supérieure aiguë anémiante et hémodynamiquement pertinente dans le cadre d’un ulcère duodénal de classe Forrest IIa, deux culots de concentré érythrocytaire et un traitement intraveineux par IPP à dose élevée (pantoprazole 3 × 40 mg) ont été administrés. La perforation étant couverte, la patiente a été mise au jeûne et une sonde gastrique provisoire lui a été posée; elle a en outre reçu une antibiothérapie par pipéracilline/tazobactam durant cinq jours. Après concertation interdisciplinaire, il a été décidé de ne pas procéder à un traitement chirurgical.
Après quatre jours, un premier contrôle endoscopique n’a montré aucun signe de guérison débutante (fig. 1B).
Cependant, l’hémorragie ayant cessé entre-temps, la patiente a pu recommencer progressivement à s’alimenter. Ce n’est qu’au deuxième examen de contrôle, au dixième jour, qu’une réduction de l’ulcère a été constatée (fig. 1C).
Du point de vue clinique, la patiente était alors complètement asymptomatique et toujours stable sur le plan hémodynamique, si bien que la patiente a été autorisée à quitter l’hôpital en poursuivant le traitement par IPP à dose élevée (pantoprazole 3 × 40 mg). L’immunothérapie palliative d’entretien par bévacizumab a été interrompue jusqu’à nouvel ordre.
À l’examen gastro-entéroscopique de contrôle réalisé en ambulatoire trois semaines plus tard, une guérison correcte de l’ulcère duodénal a été documentée (fig. 1D).
Deux mois plus tard, seul un ulcère minime a été observé. Dans l’ensemble, malgré un processus de guérison très long, l’issue clinique a finalement été très réjouissante pour la patiente. Un prélèvement histologique n’a pas été effectué en raison de l’étendue de la lésion avec perforation et de la tendance réduite à la guérison sous l’effet persistant du bévacizumab (demi-vie de 20 jours, mais intervalle décrit de 11–50 jours) [3].

Discussion

En tant qu’inhibiteur du VEGF, l’anticorps monoclonal humanisé bévacizumab inhibe en premier lieu l’angiogenèse, dont dépendent les cellules tumorales pour leur croissance. Cet effet explique la popularité du médicament dans le traitement du cancer et il est aujourd’hui autorisé pour un large éventail de tumeurs solides avancées, en plus de la chimiothérapie standard [3, 4]. C’est un médicament bien toléré, avec des effets indésirables rares, comme l’hypertension artérielle dose-dépendante ou la protéinurie. Parmi les effets indésirables les plus graves figurent l’hypertension, la protéinurie, l’hémorragie, la thrombose et les perforations gastro-intestinales; pour ces dernières, des taux de mortalité allant jusqu’à 50% ont été rapportés dans la littérature [3–5]. La période critique pour le développement d’une telle perforation gastro-intestinale correspond probablement aux 15 premières semaines après le début du traitement, mais il ne faut pas sous-estimer la longue demi-vie du médicament et la clairance réduite d’environ 20% chez les femmes [3]. Dans notre cas, la perforation intestinale n’est survenue que onze mois après le début du traitement.
Un mécanisme pathogénique clair à l’origine des perforations n’a pas pu être identifié jusqu’à présent. De nombreuses hypothèses ont été envisagées. Les déclencheurs possibles discutés sont d’une part une éventuelle ischémie de la paroi intestinale due à un endommagement de la structure et de la fonction des structures vasculaires gastro-intestinales [5]. Par exemple, une équipe de chercheurs a constaté, lors d’études en laboratoire sur des souris, que le bévacizumab entraînait une diminution de la densité des vaisseaux dans les villosités gastro-intestinales [6]. Le VEGF étant impliqué dans la cascade de coagulation sanguine, des thromboses peuvent se développer dans les plus petits vaisseaux de la paroi gastro-intestinale, ce qui peut également provoquer une ischémie [3]. L’inhibition de la sécrétion de monoxyde d’azote médiée par le VEGF, qui entraîne une vasoconstriction et donc également une plus mauvaise circulation sanguine, serait également un mécanisme envisageable [7]. Les antécédents de radiothérapie ou de chirurgie abdominales constituent des facteurs de risque supplémentaires de perforation gastro-intestinale sous bévacizumab en raison des lésions préalables de la muqueuse intestinale [3]. Dans notre cas clinique, il faut mentionner plusieurs facteurs de risque de perforation intestinale sous bévacizumab, comme des métastases abdominales (hile hépatique) ainsi que des opérations et des radiothérapies antérieures. L’angiogenèse inhibée par le médicament à longue demi-vie explique peut-être aussi le processus de guérison fortement ralenti, comme chez notre patiente.
S’agissant de la poursuite du traitement par bévacizumab après une perforation gastro-intestinale, il n’existe pas de consensus dans la littérature. Une pause est toutefois recommandée pendant la période de guérison en raison de l’angiogenèse nécessaire [5]. La décision d’opter pour un traitement chirurgical ou conservateur doit être prise individuellement et de manière interdisciplinaire. Toutefois, comme il faut s’attendre à une guérison perturbée par le bévacizumab pour toutes les voies d’abord chirurgicales, l’indication doit être posée avec retenue [3]. Les IPP à dose élevée restent la base de tout traitement des maladies ulcéreuses gastroduodénales. Dans le cadre de la prévention, l’administration d’IPP serait recommandée en cas de facteurs de risque supplémentaires, tels que la prise d’AINS ou de corticoïdes, les radiothérapies ou les opérations [1, 3]. En ce qui concerne la prise prophylactique d’IPP en l’absence de facteurs de risque, les lignes directrices correspondantes n’émettent aucune recommandation compte tenu du manque de données. La surveillance clinique minutieuse sous traitement reste essentielle.

L’essentiel pour la pratique

Comme la littérature fait état de taux de mortalité allant jusqu’à 50% en cas de perforation gastro-intestinale induite par le bévacizumab, il est essentiel de connaître cet effet indésirable potentiellement fatal [3].
Avant de commencer le traitement par bévacizumab, il convient de procéder à une évaluation individuelle du risque d’ulcère gastroduodénal et de réduire les facteurs de risque supplémentaires.
L’administration d’un inhibiteur de la pompe à protons est recommandée sous bévacizumab en présence de facteurs de risque supplémentaires (par ex. anti-inflammatoires non stéroïdiens, corticoïdes) [1, 3].
Il ne faut pas hésiter à procéder à un bilan approfondi (y compris endoscopie, tomodensitométrie) en cas d’apparition de troubles abdominaux sous bévacizumab [3].
Une reprise du traitement par bévacizumab devrait uniquement être envisagée après la guérison totale de l’ulcère. Certains auteurs et auteures recommandent même un arrêt définitif [5]. Toutefois, il n’y a pas de consensus à ce sujet.
Veramaria Graf, médecin diplômée
Allgemeine Innere Medizin,
Luzerner Kantonsspital, Luzern
SB a déclaré avoir reçu une subvention de Janssen-Cillag SA pour participer au congrès Gastro Update 2021. VB et CB ont déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts potentiels.
Veramaria Graf
Allgemeine Innere Medizin
Luzerner Kantonsspital
Spitalstrasse
CH-6000 Luzern
veramaria.graf[at]hin.ch
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